dimanche 28 août 2011

cimetière des pères Chartreux à Ste Croix en Jarez, Première partie : la vie et ses morts

Considérations annexes
Le village de Sainte-Croix en Jarez est considéré comme l’un des plus beaux de France… et pour ceux du pays, chauvinisme oblige, c’est obligatoirement le plus intéressant!... Personne n’en disconviendra. Nous reviendrons plus longuement sur ce que fut, à ses origines, cet emplacement privilégié à plus d’un titre. Il est bien évident que le site ne fut pas occupé en premier par les bons Pères Chartreux… loin s’en faut ! Evidemment, notre hypothèse fut, dès le début de nos travaux sous la houlette de Raymond Grau, que les bâtiments cartusiens se superposèrent à d’autres défenses nettement plus anciennes.
Il en est de même à propos de la légende de fondation du monastère, inspirée par l’intervention de Béatrix de Roussillon emportée dans le tourbillon d’un étrange miracle arrivé à point nommé. Nous avons longuement déjà exprimé nos doutes et convictions sur les détails, pas toujours cohérents, de cette vision merveilleuse. Le lecteur et le curieux trouveront nos premiers propos sur le sujet dans un chapitre réservé à cet effet sur nos colonnes…
Certes, à cette époque, il est de bon ton de rassurer quelques hobereaux et rares habitants locaux sur une implantation de cette envergure, que rien d’évident ne justifie vraiment à première vue, en la dissimulant derrière une vision hautement religieuse. Dans ce cas, le respect craintif et la superstition font le reste… Notre très Sainte Mère l’Eglise, en cas de doute perturbant ou de résistance, se charge de remettre les pendules à l’heure à grand coup d’inquisition et de pénitences aussi salutaires que violentes sur ses enfants récalcitrants.
Nous reviendrons sur les nouveaux éléments acquis à propos des bases de ce miracle, et l’importance de Béatrix de Roussillon, veuve de Guillaume de Châteauneuf, comme sur celles justifiant vraiment la superposition à cet emplacement précis.
Il faut cependant préciser, une fois de plus, que dès l’ouverture des travaux de Raymond Grau sur le passé obscur de ce monastère, la levée de bouclier a été à la hauteur des vieilles colères de l’Eglise, en raison des hypothèses innovantes débouchant sur de formidables vérités. Notre ami fut couvert de ridicule pour avoir osé affirmer l’ancienneté du site et certains de ces aspects… ésotériques. Par rebondissement, nos travaux étant calqués sur ceux de Raymond, les sarcasmes les plus acerbes s’abattirent sur nous… jusqu’au jour où de doctes archéologues et historiens officiels, ne pouvant plus nier, de bonne foi, nos dires et ceux de R. Grau… se les attribuèrent sans vergogne ! Et aujourd’hui, quelques ténors, au départ des plus frileux, entonnent, avec les officiels, le grand refrain du passé de Sainte-Croix en Jarez… Peu à peu, ce sont des pans entiers qui s’effondrent sans, bien entendu, que la moindre reconnaissance d’antériorité ne soit admise ou pratiquée. Certes, ces messieurs se retranchent encore dans un baroud d’honneur pitoyable, à contredire nos anciennes avancées sur d’autres secondaires détails et éléments ‘souterrains’, hermétiques, voire ésotériques, en tentant non plus de les contredire, mais au moins de les minimiser… ou les faire passer à la trappe sans autre forme de procès. En ce cas, l’argument majeur, maintenant bien rodé, est d’arguer que certains documents cités dans nos travaux seraient des faux… en raison du fait que nos joyeux détracteurs n’ont pas pu mettre la main dessus ! Et les livres pleuvent sur ces sujets où l’on sert une soupe dans laquelle on a craché copieusement peu avant le service à la cantine! Evidemment… à cet instant, on s’attribue fièrement certaines découvertes vieilles, en ce qui nous concerne, de près de trente ans ! Quant à Raymond Grau, personne ne lui a jamais pardonné d’avoir été pionnier en la matière… et c’est encore du bout des lèvres que l’on admet, seulement dans l’ombre de quelques mails, que peut-être il n’avait pas tout à fait tort. Sur ce personnage trop discret, nous pourrions accorder cette phrase de Christophe Colomb disant que « ceux qui ont trouvé la lumière avant les autres sont condamnés à la poursuivre seuls ». Si nous ne pouvons plus rien pour le grand voyageur initié, nous pouvons en échange affirmer que nous nous faisons un filial devoir d’assurer à Raymond que nous ne le laisserons jamais seul.
Une main lave l’autre !
Le monastère cartusien une fois construit, sur un passé pour le moins dangereux à exposer au grand jour, s’est inexorablement refermé sur sa fondatrice et sur ceux qui orchestrèrent l’entreprise. La prière des bons Pères s’élevait paisible et lénifiante sur le vieux tumulte des secrets enfouis dans ses entrailles, gardés farouchement par la vie monacale de ces hommes voués, pas toujours de manière consentante, au silence et au retrait de la vie du monde… On n’est jamais trop prudent en matière de défense! A côté de cette veille étouffée, forcée et discrète, dans la première cour de cette chartreuse la vie s’écoule à un autre rythme. Nous sommes là dans l’enclos des laïques, asservis aux besoins des Chartreux. Certes, cette soumission avait le bon côté d’assurer à ces personnes une nourriture régulière, un abri et certaines attentions. Au 13e siècle, ce sont des avantages non négligeables pour le petit peuple que plus rien ne peut atteindre sous cette protection issue d’une sorte d’équilibre tacite établi lentement… « Une main lave l’autre » disaient nos anciens Ripagériens !
Le flot régulier de la vie et celui des morts
Le grand cloître - Grande Charteuse
La vie à Ste Croix s’écoule religieusement jusqu’aux convulsions de la Révolution. Ensuite, les cartes changent de mains. Les Chartreux, comme tous les religieux, doivent quitter leur domaine. Triste moment vécu par ceux dont la mission était de prier sur l’imprononçable. Cependant, ces instants d’abandon riment avec pillage durant une courte période de fébrilité bien compréhensible. Ceux qui subirent s’installent à leur tour dans la seconde cour. Les paisibles cellules deviennent des habitations. La prière fait place aux jurons et aux bruits de la vie agricole de chaque jour. Le grand cloître peu à peu se remplit de tas de fumier, de charrettes… La page cartusienne est tournée définitivement malgré de courts instants d’un projet de retour des moines dans la vénérable enceinte. Cette tentative est vite abandonnée en raison de la fin de la tranquillité imposée par de nouveaux modes de vie impropres à la sérénité cartusienne. La vie pourtant poursuit imperturbablement tous ses droits.
La vie certes… mais cet événement biologique a ses limites et chaque individu de la race humaine voit sa durée limitée dans le temps par un autre événement tout aussi biologique qu’est celui de la mort. A cet instant, tous sont égaux devant la Camarde, non programmée pour faire le détail entre les religieux et les laïques. Et c’est précisément le sujet que nous voulons aborder dans ce chapitre. Si la mort mérite tout notre respect, la mémoire humaine, craintive et superstitieuse, ne peut se passer d’honorer ses défunts. Certes, la méthode est souvent différente de l’un à l’autre.
Pour les laïques, le culte aux morts se déploie à l’infini. En échange, pour les bons Pères Chartreux, il n’en va pas vraiment de même. Pour eux, les règles sont des plus strictes. Quelques ouvrages informent le chercheur sur le strict rituel en la matière. La sépulture des Frères et des Pères se résume en une fosse en terre et une simple croix de bois. Quant aux dignitaires, Prieurs par exemple, leur tombe est marquée d’une croix de pierre comme celle retrouvée à Ste Croix.
Une fois ce constat funéraire fait, il reste à savoir où on ensevelissait les dépouilles des habitants de la chartreuse, toutes catégories confondues. Il semble évident que le royaume des morts religieux soit situé à l’écart des occupants de la première cour. La tradition cartusienne présenterait un enclos des ‘supérieurs’ du nom de ‘petit cloître’. Pour les autres Chartreux, un cimetière se trouve parfois sous la forme d’un enclos disposé dans le grand cloître.
De cinq espaces ne doit en rester qu’un
Vue du cimetière des Pères de la Grande Chartreuse
Voyons à présent les possibilités envisageables en matière d’emplacement contenu dans l’enceinte. Nous disposons de cinq espaces en plein air, cloîtrés ou non. Il y a d’abord l’espace du grand cloître sur lequel ouvrent les anciennes cellules des Pères séparées de ce ‘jour’ par une galerie sur toute la périphérie. Ensuite, nous trouvons un ‘jardin’ entre l’ancienne mairie et l’église. Ce jardin, notons le, ouvrait sur la galerie fermée séparant les deux cours principales. De l’autre côté du sanctuaire se situe le petit cloître, accessible aussi depuis la grande galerie, aujourd’hui admirablement rénové. En troisième lieu s’ouvre la grande cour de la population utile à l’intendance de l’ensemble. Enfin, depuis cet espace libre, on accède au fond, côté nord-est, à un ‘jardin’ suspendu peu souvent abordé. Bien sûr, nous excluons pour l’époque médiévale un cimetière extérieur, comme on le trouve maintenant en arrivant du barrage de Couzon.
On peut ajouter que des fouilles conséquentes ont eu lieu uniquement dans le petit cloître où il y a certitude de sépultures. Egalement, à ce jour, aucune tombe n’a été mise à jour dans la grande cour d’entrée actuelle, tout comme dans l’enclos ‘nord’ pouvant sans doute servir de jardin d’intérieur en cas de besoin. Dans tout ce premier secteur ‘non religieux’, de nombreux travaux d’équipements communaux (eaux, égouts) permettent une quasi certitude de l’absence de sépultures.
Nous convenons donc que seuls trois emplacements restent possibles. Une fois enlevé le petit cloître, il nous reste le ‘jardin mairie’ et la grande cour. A une époque (environ une quinzaine d’années), des rumeurs de sondages laissaient entrevoir les restes de fondations pour un étrange périmètre situé près de l’ouverture du grand passage… à proximité du grand puits ! Si les espoirs étaient présents, on peut objecter que sans doute les Chartreux n’étaient pas assez stupides pour installer un cimetière à dix mètres d’un puits d’eau de consommation courante…
Les éventualités se réduisent donc à l’emplacement connu et l’hypothèse, peu probable, du ‘jardin mairie’.
Un peu de calcul mortuaire et le lot n°16
Ceci établi, nous allons nous livrer à un petit calcul d’évaluation quantitative en ce qui concerne les occupants de la chartreuse. Concernant les Pères Chartreux, on peut, depuis les 13 cellules existantes, admettre nos statistiques sur les bases suivantes. Afin de rester dans une probabilité acceptable, nous considérerons seulement 10 cellules, habitées par des moines dont l’espoir de vie serait en moyenne de 40 ans à Ste Croix. Nous partons, pour notre estimation, de l’an 1340 pour une vie courante après les grands travaux de construction du monastère et jusqu’à la Révolution qui met un terme à notre estimation. Nous obtenons une moyenne de 110 moines sans compter de notables imprévus. Si le nombre n’est pas exorbitant, il est toutefois conséquent pour une si mince communauté que nous arrondissons à 150 individus religieux depuis l’origine de Ste Croix. Le ‘jardin mairie’ n’entrant pas dans nos calculs, il reste seulement le petit cloître pour accueillir toutes ces dépouilles. Si les tombes des simples moines sont faites pour rapidement disparaître (une croix en bois blanc ne dure guère de temps à toutes les intempéries), les ossements pouvant être transférés dans un ossuaire pour libérer de la place, il n’en est pas de même pour les Prieurs. En effet, ces derniers, avec leur croix de pierre, semblent bien en mesure d’affronter l’usure du temps. Les estimations des experts (Fouille de sauvetage du petit cloître, avril-juin 1993 : bilan scientifique. Unité de R.A.C.), en page 4, montrent 24 emplacements réguliers dans l’espace de ce petit royaume des morts cartusiens. A ceci, nous ajoutons les considérations d’A. Vachez (souvent controversé par nos joyeux détracteurs mais par eux jamais égalé !) qui nous montre une série de 79 prieurs s’étant succédés à Ste Croix. A lire cette liste, il est évident que seulement près d’une quarantaine décède à Ste Croix. Mais alors, nous devrions trouver un bon nombre de croix en pierre dans ce petit enclos du silence alors qu’à ce jour seulement deux ont été retrouvées.
L’existence du cimetière primitif est bien confirmée par messieurs les archéologues citant l’acte administratif du 10 mars 1793 partageant la « ci-devant chartreuse » en 44 lots… Le lot n° 16 comprend parmi certaines parties importantes des bâtiments « un cimetière ». L’affaire se poursuit le 23 messidor de l’an X de la Révolution à propos de « l’église, la sacristie et d’un cimetière » que la commune de Pavezin vise pour installer « le lieu le plus commode, le plus central de la commune ».
Le plomb et le froid
Les fouilles archéologiques de ce petit enclos funéraire se déroulent du 1er avril au 30 juin 1993 et déplacent environ 200 m2. Plusieurs éléments sont retrouvés à cette occasion. Des murs bahuts séparant le périmètre en deux parties distinctes, une servant de nécropole et l’autre d’un usage difficile à définir. Nous reviendrons plus loin sur cette seconde parcelle.
Pour l’instant, nous fixons notre attention sur l’endroit abritant les sépultures. Les archéologues trouvent les bases du petit cloître ainsi que le socle de pierre ayant supporté la croix en fer du cimetière chartreux. Pas de doute possible, le cimetière des Pères venait de ressurgir du passé… du moins le pensait-on jusqu’au moment de l’analyse des corps retrouvés. Et des corps, effectivement, il en a été retrouvé une bonne quantité puisque 106 individus sont recensés. Le premier problème se situe dans le fait qu’en lieu et place de restes masculins, puisque présumés être ceux exclusifs de Pères Chartreux, ce sont les dépouilles d’hommes, de femmes et d’enfants qui sont identifiées.
Et les résultats sont remarquables, voire surprenants, sur certains points qui échappèrent curieusement à nos ténors en matière cartusienne. Certes, les experts du L.E.A. retrouvent toutefois les restes de quelques frères parmi les hommes. Chez tous les individus, il est retenu des carences dentaires et osseuses visiblement dues à une malnutrition. Le constat est accentué surtout chez les sujets masculins. Concernant les Frères, le rapport explique un intoxication au plomb chez quasiment tous les sujets. D’abord, sur ce dernier, il y est question « des conditions de vie climatique défavorables »… La région de Sainte Croix, si elle n’est pas un secteur paradisiaque, n’est pas non plus un enfer météorologique, car nous le saurions par ailleurs, par des chroniques locales par exemple. Nous disposons cependant d’une ou deux remarques puisque par exemple les archives font mention du fait que les charpentes cédèrent, lors d’une tempête de neige, sous le poids de celle-ci. Cependant, cet accident est ponctuel et non reproduit au fil des décennies. On pourrait même dire en contrepartie que parfois la saison hivernale est quasiment printanière puisqu’on aurait assisté durant cette dernière à cette « invasion d’escargots ». Ces délicieux gastéropodes étant pour le moins frileux, on ne peut les imaginer déambulant sous la neige… Il est vrai en échange que cette étrange ‘invasion’ fut d’un autre ordre et ne saurait s’entendre autrement que symboliquement ou… ésotériquement, comme nous l’avons démontré dans nos précédents travaux sur le sujet cartusien. Donc, nous restons perplexes et réservés face à ces ‘conditions climatiques défavorables’ dont les anthropologues font état dans cette phrase laconique.
L’importance des écrits de monsieur A. Vachez
Un peu plus loin, il est dit que « l’intoxication au plomb serait d’origine professionnelle, conséquente au travail dans la mine » ! Ce qui signifie clairement que ces religieux travaillaient dans un mine de plomb… Or, depuis que nous avions écrit que la chartreuse de Sainte Croix possédait des minières, nous n’avons cessé d’essuyer les moqueries et les sous-entendus d’informations n’existant que dans notre seule imagination, essentiellement en raison du manque de documents et actes miniers disponibles. Certes… nos joyeux adversaires ne mirent jamais la main sur ces éléments des plus importants puisqu’il s’agissait d’originaux et qu’il fallait savoir où les retrouver… ou trouver ce qu’il en restait. Ces personnages, critiquant souvent les écrits d’A. Vachez, auraient dû se pencher plus attentivement sur les petits renvois en bas de pages au lieu de ‘tailler des croupières’ dans les ouvrages de cet auteur remarquable. C’est là que nous apprenons la destruction partielle des archives… dans l’incendie de 1611, et pendant la période révolutionnaire. Puis nous savons qu’en 1840 les dernières archives de Ste Croix sont données par le Révérend Père Dom Jean-Baptiste Mortaise à M. Journoud-Madignier, de Rive-de-Gier. Ensuite, nous laissons Vachez expliquer simplement ceci : « Mais le vandalisme est de tous les temps et de tous les pays. C’est ainsi que de nos jours encore ont été livrés secrètement aux flammes des documents d’une grande valeur historique qui avaient été cachés, dans une maison voisine de Sainte Croix, au moment de l’expulsion des Pères Chartreux, en 1792 » !!!!
C’est dans les documentations déposées chez Journoud-Madignier que se trouvaient la liste et les actes miniers de Ste Croix. Et si, souvent, ‘on’ a pu supposer les exploitations minières vers Ban, Champalier et aux Trèves (Croix du Mazet), il y en avait d’autres, plus curieuses, bien plus près de la chartreuse elle-même et dans un autre secteur oublié de tous, en raison de l’arrêt des exploitations sur décision d’un certain Prieur du nom de Polycarpe de la Rivière ! Ces deux exploitations avaient pour nom Ste Barbe et Madeleine… et un autre sur lequel nous reviendrons par ailleurs au moment de retourner encore une fois sur les traces de la vieille chapelle de la Madeleine au pied du castel de Châteauneuf. Ainsi, la remise à jour du cimetière des Pères… qui n’était pas seulement le leur… permit de créditer nos affirmations ‘minières’ de manière conséquente. Et ce ne sera pas tout car ce détour obligé nous conduira sous peu sur d’autres sites eux aussi réputés ne jamais avoir appartenu aux Chartreux de Ste Croix… C’est peut-être oublier trop vite qu’A. Vachez a eu lui aussi accès à quelques documents, ensuite détenus par Maurice Chaussy dont nous avons déjà eu l’occasion de parler un peu, à propos d’une ferme chartreuse…
L’inextricable enchevêtrement d’une population mortuaire
Mais après ce détour obligé, il est temps de revenir méditer un peu dans le cimetière des bons Pères Chartreux. Nous lisons encore dans le C.R. des experts du L.E.A. que les séquelles observées sur les restes des Frères montrent un manque de vitamine C. Plus insolite encore, le rapport dit que ces troubles graves sont la conséquence de « l’absence d’exposition au soleil ainsi que la présence de séquelles d’arthrites qui montrent des conditions de vie dans le froid ». Affirmations des plus curieuses si l’on considère que ces hommes, taillables et corvéables à merci par les bons Pères Chartreux, travaillaient dehors été comme hiver. Certes, l’hiver dans ce secteur du Pilat n’est pas des plus modérés, pourtant nous sommes toutefois assez loin de conditions sibériques ou glaciales. Il y a là de quoi s’interroger, à moins d’imaginer que ces pauvres Frères n’aient été attachés à une étrange besogne en un lieu hors du soleil, au moment de la saison hivernale… Pourtant, dans certaines conditions, ceci est fort possible si, en plus, les sujets montrent des atteintes de saturnisme dues à la proximité du plomb natif ou raffiné (voir les outils de fonderie en notre possession, frappés de l’emblème cartusien !).
Toutes ces affirmations ne sauraient être mises en doute puisque n’étant pas les nôtres, mais celles de professionnels experts en la matière. Pourtant, nous objectons qu’il serait intéressant de savoir sur quels critères ces experts peuvent départager et retrouver, dans l’enchevêtrement des restes de 106 êtres inhumés (« 53 hommes, 26 adultes de sexe indéterminé, seuls 15 sub-adultes et 12 femmes étant identifiés »), les dépouilles des Frères comme précisé dans le rapport cité en référence.
Notre surprise va grandissante en observant, dans ce formidable travail d’expert, que les remarques concernant les Pères Chartreux, pourtant légitimes bénéficiaires de ce lieu, sont quasiment inexistantes. Avec beaucoup d’effort, on peut tout au plus dénombrer moins de dix lignes sur ces postulants de plein droit au… cimetière des Pères ! Admettons que c’est un peu mince si on compare à la masse des résultats recueillis sur les autres occupants du petit cloître.
Trois étages pour le temps d’une nécropole
Nous allons poursuivre encore un peu notre raisonnement, en prenant soin de toujours le présenter depuis les éléments scientifiques du rapport. Ceci évitera les débordements qui ne sauront, comme d’habitude, manquer d’intervenir suite à nos remarques.
Pour cet enclos, le doute n’est pas permis ; il s’agit bien du petit cloître et du préau central ayant eu la croix de fer des Chartreux en son centre. A cette certitude, nous ajoutons, sans problème, que l’aire est répartie en deux parts bien distinctes. Celle du cimetière où sont retrouvées les dépouilles retient d’abord notre attention. La nécropole aurait été adaptée à trois périodes bien distinctes, dites ‘étages’, et facilement repérées. Le ‘premier étage’ est composé de seulement « une quinzaine de sépultures » réservées aux religieux cartusiens… Non seulement c’est très peu pour recevoir l’éternel sommeil de tous les bons Pères Chartreux, mais une observation nous surprend encore plus. On peut supposer que les Chartreux, érudits et au moins en mesure de lire et écrire, ne sont pas d’épais imbéciles incultes. Nous pouvons donc supposer qu’ils peuvent très facilement retrouver la direction du nord par le soleil ou la boussole… même si on veut admettre des hivers ‘polaires’ interdisant de se repérer à la course du soleil invisible sous les tempêtes de neige ! Peut-on supposer qu’à Ste Croix un rituel funéraire cartusien très précis ait imposé que les cadavres soient inhumés la tête à l’ouest, évidemment dans la mesure où la surface des tombes le permet… comme dans ce préau. Et bien il n’en est rien, car le rapport nous précise que les tombes les plus anciennes sont bien « orientées nord-sud, la tête étant au nord »… clin d’œil au principe de Périllos, par exemple… ou l’inverse ?
Nous voici au ‘second étage’ du cimetière. Ici, étrangement, nous constatons, toujours depuis les résultats de fouilles, que l’autre ‘population défunte’ est composée de femmes, d’hommes, d’enfants et encore quelques frères. Nous ne sommes plus, ici, sur le territoire exclusif des morts chartreux, c’est bien évident ! Et là, les dépouilles sont bien orientées avec la tête à l’ouest. Si on s’en tient aux experts, nous dirions que les Chartreux de Sainte-Croix en Jarez sont, eux seuls, ensevelis selon un rite imposant que le religieux soit orienté avec la tête au nord… un rite propre à ce site ??? Sinon, il nous faut admettre une incroyable politique du « deux poids, deux mesures » qui n’est guère envisageable. Nous sommes là au XVIIe siècle… celui de notre ami Polycarpe de la Rivière, Prieur initié de cette chartreuse. Les spécialistes identifient cette population sous cette forme : « La contemporanéité de ces inhumations et leur spécificité ne laissent guère de place au doute ; aux côtés de Frères -vraisemblablement des donnés plutôt que des convers- figurent des laïques appartenant aux ‘amis’, sans doute des ‘mercenaires’ ou domestiques gagés ». Ceux-ci se signalent par un ‘mobilier’ fait de petits bijoux : bagues, chapelets, boucles ou des épingles. Ces objets ne se trouvent pas au ‘premier étage’.
Le troisième et dernier ‘étage’ est maintenant uniquement occupé par des laïques. Les sépultures de ces derniers ont supplanté toutes les autres tombes, y compris celles des Frères et des Pères du premier étage qui est celui primitif datant de la première chapelle des Pères, donc des débuts de cette chartreuse. Nous sommes au XVIIIe siècle !
Au rendez-vous manqué de la tradition cartusienne
Nous pouvons reprendre nos observations, tout en nous appuyant encore sur les observations des scientifiques qui rendent ainsi nos dires un peu plus difficiles à contredire ou moquer… bien que ces professionnels n’aient pas au départ prévu de nous conforter dans nos avances en solitaires sur ce sujet, loin s’en faut pour certains. C’est ainsi que nous les voyons avouer, à propos de leur surprise concernant les destinations insolites, si on peut dire, de ce royaume des morts cartusiens de Ste Croix : « si la fonction funéraire du petit cloître est bien attesté, celle-ci ne correspond en rien à la tradition jusque là admise, quant à la nature des inhumations et à leur chronologie ». Et la messe est dite ! Comme tous, les spécialistes attendaient de trouver, dans la terre salvatrice du petit cloître, un sanctuaire exclusivement réservé aux religieux de tous niveaux de Ste Croix. Et voici que nous sommes devant un constat d’échec incontestable : les sépultures espérées ne sont pas au rendez-vous de la science. Mais alors, où se trouve l’endroit du dernier sommeil des Pères Chartreux ? Nous allons dans les chapitres suivants tenter d’apporter une réponse ou du moins une hypothèse à cette question. Pour l’instant, face à leur déception, les archéologues se rabattent sur la solution leur semblant une échappatoire honorable en supposant maintenant « que le cimetière des Pères se situe dans le préau du grand cloître ». Et c’est ici que nous apprenons dans la foulée que « comme dans d’autres maisons, coexistent plusieurs aires funéraires spécifiques -cimetière des moines de chœur, des Frères ou de certains Frères et de laïcs ». Etrange rebondissement puisqu’au début de l’exposé, on nous laisse supposer que le petit cloître est bien l’ultime abri des dépouilles chartreuses, pour convenir qu’ici comme ailleurs il peut y avoir plusieurs cimetières…
Quand la mémoire est absente de la mort
Oui, certes, ceci est logique si l’on en croit le document expliquant que la situation est similaire en d’autres chartreuses. Si cette affirmation est entendue, c’est que nous disposons d’assez d’éléments historiques et archéologiques pour affirmer ce constat. Or, concernant Ste Croix, il n’en est rien… Nous pouvons maintenant aligner une autre série de remarques. Jusqu’à la Révolution, la vie des humains, et son inexorable fin, se poursuit sans aucun problème notoire. Donc, on continue à vivre et mourir dans cette enceinte du silence contemplatif, populations religieuse et laïque confondues. La fin du XVIIIe siècle n’est guère lointaine et la mémoire écrite est encore quasiment entière en bien des domaines. Si nous admettons que la tourmente révolutionnaire emporte dans ses autodafés d’immenses quantités de documents et ouvrages, en échange, il nous faut bien reconnaître un autre aspect de cette époque fiévreuse. En effet, si l’on détruit à tour de bras les archives et actes religieux, on consigne méticuleusement en échange d’autres éléments tout aussi importants pour nous. Nous avons vu au début de notre travail que les commissaires révolutionnaires dressent un état (dont nous disposons d’une copie intégrale) des parcelles de la chartreuse. A lire, relire et relire encore, on est au regret de ne trouver… qu’un seul emplacement désignant le cimetière. Jusqu’à cette période de passation forcée des pouvoirs, et des petites propriétés comme les cellules, le domaine des Pères Chartreux de Ste Croix est bien connu dans son ensemble terrier et propriétaire concernant l’immense intégralité des bâtiments de la chartreuse elle-même et de ses périphéries.
Ensuite, il serait difficile de nous faire croire que, quelques mois avant les convulsions destructrices, les Pères Chartreux aient fait disparaître les autres ‘cimetières’ du monastère… Et quand bien même ils l’auraient fait, ils ne pouvaient museler tous les habitants laïques de leur communauté qui en auraient obligatoirement conservé la mémoire! En admettant encore comme possible cette incohérence, il faut bien admettre que recouvrir un espace aussi conséquent ne se fait pas sans laisser des traces importantes de terrassement qui n’auraient pas manqué d’intriguer les tatillons et ‘reniflants’ commissaires du peuple ! Si, comme nous l’avons vu sur le découpage des lots vendus, il y a la mention d’un seul cimetière… et bien, c’est qu’il n’y en a qu’un dans le monastère !
Ajoutons à cette évidence incontournable que, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, personne ne fut déclaré immortel parmi les habitants, toutes origines confondues, de Ste Croix. Cela signifie que si les laïques étaient encore ensevelis dans l’ensemble du petit préau jouxtant l’église, les Pères Chartreux devaient être inhumés en un autre lieu… C’est incontournable ! Tout comme il est indiscutable que ces religieux ne se soient pas faits enterrer ailleurs que dans l’enceinte sacrée de cette chartreuse. Alors ?... Alors, il ne reste plus, selon les scientifiques, qu’une seule solution qui serait celle d’un cimetière dans le grand préau, autour duquel vivent dans le silence parfait les religieux de chœur. L’ennui reste toujours dans le fait que, dans cette hypothèse, il ne serait pas raisonnable d’espérer nous faire croire que toute la mémoire d’un tel lieu mortuaire se soit effacée en moins de vingt ans… tout comme il serait affligeant d’espérer une seule seconde que nous admettions qu’avant de partir les Chartreux aient tout détruit de leur cimetière au point de n’en laisser la moindre trace perceptible à l’instant de l’inventaire minutieux, sordide jusqu’à un pot de chambre près, des fonctionnaires du nouvel Ordre qui s’imposait en réquisitionnant tous les biens des religieux et de l’Eglise ! Si cimetière il y avait eu dans le grand préau, il en serait forcément resté une petite trace dont les historiens se seraient emparés. Enfin, les cellules des Pères sont revendues en propriétés aux laïques. Nous ferait-on croire que la superstition ou le respect face à la mort n’auraient pas, eux aussi, laissé des vestiges, des craintes, dans les mémoires… au point que toute une population se rue en quelques mois dans la grande cour en poussant tas de fumier, décombres, charrettes et autres machines ou matériels agricoles ? Certainement pas ! Enfin, s’il fallait apporter un autre élément, nous dirions que le sol fut souvent ouvert pour passer canalisations ou autres aménagements, y compris et surtout en périphérie des nouvelles habitations, au point que le grand cloître en sera détruit pour mieux laisser passer la lumière ! A ce moment d’importantes démolitions, forcément, çà et là, des vestiges funéraires n’auraient pas manqué de remonter en surface et être consignés dans les paperasses de la nouvelle administration naissante et pointilleuse.

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